Entretien en table ronde Culina:

La numérisation en cuisine

11.04.2024
Pot-au-feu 01/24
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Dans les cuisines de la restauration, la numérisation joue dʼores et déjà un rôle central. Les cuisiniers confient ainsi les tâches routinières à des appareils intelligents et des outils numériques leur offrent un soutien pour le respect des normes d’hygiène et de sécurité tout en accroissant la productivité du service grâce à un entretien préventif. Lors de l’entretien en table ronde Culina, l’association suisse des fournisseurs de technique pour cuisines industrielles, divers experts ont parlé des chances et des défis que comporte la numérisation. L’entretien a eu lieu dans les murs de la maison Rational AG, dans la petite ville argovienne de Zofingue.

Stephan Frech: Commençons cette table ronde par un bref échange dʼexpériences – dans quelles cuisines de la restauration la numérisation a-t-elle déjà bien avancé? Où en sont les fabricants et les concepteurs de cuisines dans cette évolution?

Bruno Ulrich: Dans un réseau hospitalier, nous avons adopté des plans de nettoyage avec gestion HACCP intégrée et surveillance des températures. Le lancement aura été un peu difficile mais aujourd’hui, le chef de cuisine se dit très content: «Heureusement que nous avons franchi ce pas. Nous avons pu éliminer jusqu’à 30 pour cent de redondances et organiser de nombreux processus de manière plus rationnelle; bientôt, nous aborderons un autre secteur».

Reto Hürlimann: Pour Rational, la numérisation n’est rien de nouveau. Dans le monde entier, nous avons déjà plus de 65 000 appareils, dont un grand nombre en Suisse, reliés en réseau – cela peut aller d’un important client international avec 300 appareils interconnectés jusqu’à l’aubergiste qui gère de manière numérique deux à trois appareils. Dans de nombreux endroits, il peut arriver que cela suscite un certain scepticisme. Cependant, des formations bien ciblées permettent en général de surmonter ces réticences.

Oliver Mosimann: Chez nous, la numérisation commence beaucoup plus tôt. Même si ce n’est pas le cas partout, certains projets sont d’ores et déjà conçus et construits dès le début avec BIM avant d’être rapportés au FM avec succès. Dans ce contexte, la numérisation des appareils joue bien évidemment un rôle important.

Stephan Frech: Peux-tu tout d’abord nous expliquer ce que signifie l’abréviation BIM?

Oliver Mosimann: BIM est une méthode de planification et signifie Building Information Modelling, ce qui signifie que l’on planifie tout d’abord un jumeau numérique avant de passer à la réalisation. Un grand nombre de données sont nécessaires à cet effet. Les phases de prestations dans les projets BIM se distinguent de celles des processus SIA, ce qui génère régulièrement des «conflits».

David Lusti: En d’autres termes: si l’on construit selon BIM, on décide, avant même le début des travaux de construction, quel plan de travail en granit on prévoit d’installer dans la cuisine. Dans le cadre des processus SIA, cette décision peut aussi se prendre seulement à la fin et nombreux sont ceux qui veulent conserver cette flexibilité.

Stephan Frech: Quels sont les aspects qui sont vraiment déterminants lorsque nous parlons de numérisation? L’accroissement de productivité et les principes du développement durable sont-ils au premier plan ou s’agit-il plutôt de l’optimisation des processus et de la saisie des données?

Michele Zorzi: Nous avons équipé différentes entreprises d’applications sous forme de plates-formes et gardons donc en tout temps un œil sur les données des appareils – durées de fonctionnement, messages d’erreur – avec lesquelles nous pouvons travailler. La saisie des données est donc certainement un facteur important.

Il est également possible d’optimiser les durées de nettoyage et l’engagement du personnel ou encore les durées de fonctionnement des machines afin d’éviter des durées d’immobilisation trop longues. Tout cela contribue à réduire les coûts et respecte les principes du développement durable.

Reto Hürlimann: La principale contribution aux principes de développement durable est la longue durée de vie des appareils – et c’est là que la surveillance numérique joue un rôle important, en particulier le fait que l’appareil fonctionne toujours avec le logiciel le plus récent. Cela rend les appareils plus rationnels et prolonge leur durée de vie. Pour nous, le fait de connecter un nombre aussi élevé d’appareils que possible jouit d’une grande priorité.

Bruno Ulrich: Les appareils, c’est une chose mais il faut aussi se demander ce qui se passe entre la réception des marchandises et le renvoi de la vaisselle. Ce processus n’est pas encore saisi au niveau numérique et demande un fort engagement de personnel. Nos bacs GN peuvent s’utiliser en permanence et sans transvasement et la saisie des données HACCP est documentée en tout temps grâce à des codes QR.

Stephan Frech: Qu’en est-il dans le domaine de la technique de lave-vaisselle?

Erwin Marty: Des chaînes de restaurants lancent souvent des projets de numérisation dans le domaine du controlling afin de permettre une comparaison des établissements. Dans ce cas, le nombre des corbeilles nettoyées joue un rôle important puisqu’il permet de tirer des conclusions non seulement quant au chiffre d’affaires mais également quant au respect des principes du développement durable, par exemple lorsque seules des corbeilles à moitié pleines sont nettoyées.

Stephan Frech: Peut-on chiffrer le rapport entre la numérisation et les coûts qu’elle engendre? Parlons-nous d’un amortissement qui peut se faire dans un intervalle de deux, cinq ou dix ans?

Julien Paris: Il est difficile de prévoir à quelle vitesse des investissements dans le numérique pourront être amortis. La tendance va clairement en direction de la numérisation de tous les appareils. Les avantages qui découlent de cette évolution font qu’il est inévitable de suivre cette voie, quels que soient les coûts occasionnés par la numérisation.

David Lusti: Je le pense également: avec ou sans numérisation, la question n’est pas là – les appareils s’améliorent sans cesse et modifient les processus en cuisine. Cependant, il est important de tirer profit du potentiel et de former les collaborateurs en conséquence.

Stephan Frech: En d’autres termes– il n’est pas possible d’effectuer une analyse coûts-bénéfices?

Reto Hürlimann: Je pense que certains domaines sont certainement mesurables mais il est difficile de faire des affirmations générales. Tout dépend de l’établissement en question et de l’application concernée.

Erwin Marty: Nous avons fait de tels calculs pour certains secteurs partiels. Dans le service par exemple, il est possible d’obtenir un accroissement de la productivité qui peut atteindre dix pour cent parce que nous avons un accès à distance sur les appareils qui permet de minimiser les déplacements. Au bout du compte, nous pouvons ainsi renoncer à une indexation de nos prix au coût de la vie. Des affirmations plus générales sont toutefois difficiles, j’en conviens avec Reto.

Stephan Frech: Quels sont pour vous, concepteurs de cuisines, les défis typiques que vous devez relever?

Oliver Mosimann: Les difficultés apparaissent souvent déjà dans la phase de planification. Un exemple tout simple: si nous voulons numériser les établissements, il nous faut des raccordements supplémentaires. Le WLAN ne suffit pas. Or, dès que les premiers coûts sont sur la table, une fameuse question se pose très vite: en avons-nous vraiment besoin ? C’est alors que commencent les discussions relatives à la manière de faire des économies.

Le prochain défi est lié au fait que certaines entreprises ne sont pas d’accord d’intégrer leurs fournisseurs de prestations culinaires au réseau interne. Il nous faut donc des réseaux séparés et des spécialistes en mesure de coordonner tout cela. Cependant, nous n’en sommes pas encore là – nous ne faisons que commencer à gratter la surface.

Stephan Frech: Ces impulsions viennent-elles des concepteurs ou des fabricants?

David Lusti: Des deux. Les fabricants veulent connecter leurs appareils en réseau afin d’optimiser les processus, l’entretien, le service et la durée de vie. Nous parlons des possibilités d’engager le personnel de manière optimale. Pour cela, il manque un cerveau centralisé qui gère l’ensemble de données. Du point de vue du client, une plate-forme neutre, ouverte à toutes les interfaces, serait judicieuse.

Jasmina Mujalo: Nous pouvons intégrer différents appareils à notre plate-forme GG+connect; il peut s’agir aussi bien les nôtres que ceux des revendeurs. Le chemin passe donc clairement par une plate-forme qui permet au client de ne pas être confronté à différentes solutions.

Bruno Ulrich: Nous aussi, nous ressentons ce souhait et avons ainsi conservé très consciemment notre application ouverte. On peut aussi bien y sauvegarder les plans de nettoyage des appareils Rational que ceux des lave-vaisselle avec l’idée que le client peut tout surveiller sur une seule et même plate-forme. Voilà ce que doit être la solution si l’on désire obtenir l’adhésion des clients.

Stephan Frech: Des efforts sont-ils faits par certains acteurs en vue de mettre au point une plate-forme commune?

Jasmina Mujalo: Nous nous sommes également posé cette question et nous pensons que ce développement doit venir de la restauration. Les personnes étrangères à la branche ne disposent pas du savoir-faire lié à la pratique, ce qui influence de manière négative l’acceptation par les restaurateurs.

Oliver Mosimann: Je ne pense pas qu’une plate-forme de fabricant soit la solution. Il faut que la plate-forme soit neutre. Nous sommes en contact avec des programmateurs d’applications et avons déjà une vision. Il s’agit de la possibilité de payer des prestations de services numériques mensuellement par le biais d’une application sur smartphone, par exemple l’intégration de la technique de lave-vaisselle. Tout cela n’en est encore qu’à ses débuts et demande encore du temps.

Reto Hürlimann: Il serait possible de recourir en cuisine à un logiciel général comme celui qui coordonne le chauffage, la lumière et l’ombrage dans le secteur de la domotique. C’est pourquoi nous lancerons très bientôt une interface API pour systèmes de gestion des stocks de marchandises.

Jasmina Mujalo: Avec Hobart, Brita et nos propres appareils, nous avons déjà réalisé un tel projet avec succès. Sur notre plate-forme, ces appareils peuvent communiquer entre eux sans sauvegarde de données. Cela signifie que les données Brita restent chez Brita et les données Gehrig chez Gehrig. Lorsque le client procède à un log-in, seule une synchronisation des données se fait, ces dernières n’étant à disposition qu’aussi longtemps que le client est en ligne auprès de GG+connect.

Stephan Frech: Où en est la Suisse en comparaison européenne en matière de numérisation?

Julien Paris: Nous constatons dans l’ensemble des pays un certain respect face aux produits numériques. Nos clients veulent des appareils qui fonctionnent très simplement. Lorsque nous lançons donc de nouvelles applications et de nouveaux éléments électroniques sur le marché, nous devons procéder pas à pas afin de susciter l’acceptation nécessaire.

Bruno Ulrich: C’est tout spécialement dans le secteur des services traiteurs que le marché allemand fonctionne différemment du marché suisse. En Allemagne, la traçabilité de la vaisselle est très importante étant donné que le service traiteur ne se trouve pas sur place. En Suisse en revanche, le service traiteur est toujours présent, lors du transport mais également sur place lors de la distribution, puis lors du transport de retour. Nous nous concentrons plutôt sur le nettoyage numérique qui n’est appliqué en Allemagne que dans un deuxième temps, dès que la traçabilité de la vaisselle est assurée. Nous devons donc gérer les profils d’exigence les plus divers.

Erwin Marty: L’Angleterre est un pays très innovateur en ce qui concerne les prescriptions légales. Lorsque nous voulons vendre quelque chose en Grande-Bretagne, nous devons tenir compte de cette particularité. Un pays peut donc également être un accélérateur parce qu’il exige d’obtenir certaines informations.

Jasmina Mujalo: Nous n’intervenons que très peu sur les marchés étrangers. Cependant, je sais que la numérisation de machines à café à usage professionnel a été favorisée par les grandes chaînes. Quant aux fabricants, ils ont réagi avec des produits correspondants.

En Allemagne, soulignons qu’il existe des subventions en matière de numérisation – ce qui pourrait également être une possibilité pour la Suisse afin de progresser dans ce domaine.

Reto Hürlimann: Je pense que le développement de la numérisation juste parce que cela bénéficie de subventions n’a aucun sens. L’utilité pour le client, la productivité, la simplicité des processus et la maniabilité doivent être au centre de la numérisation afin de relever les défis actuels que sont la pénurie de main-d’œuvre spécialisée et l’augmentation des prix de l’énergie.

Stephan Frech: Cela nous mène à l’acceptation des mesures de numérisation par les collaborateurs – quelles sont les approches qui existent dans ce domaine?

Oliver Mosimann: Nous constatons que l’acceptation n’est pas une question de génération. La question est plutôt de savoir comment l’on arrive à mener avec les clients les entretiens en profondeur qui sont nécessaires à cet effet. Pour cela, les chefs des établissements de restauration doivent tout d’abord poser les bases qui y sont indispensables et élaborer des stratégies numériques.

Stephan Frech: Manquerait-il donc de connaissances de base?

Reto Hürlimann: C’est plutôt de temps dont on manque. Les possibilités numériques représentent un investissement garantissant une plus grande productivité à l’avenir mais en même temps, on manque de temps pour s’y consacrer à côté de l’exploitation quotidienne. Notre tâche est d’expliquer les processus numériques de manière aussi simple que possible mais aussi de fabriquer des appareils à maniement intuitif qui permettent de minimiser les besoins de formation.

Bruno Ulrich: Le succès dépend de manière décisive de la capacité à convaincre un nombre aussi élevé de personnes que possible, en commençant par la direction et jusqu’au personnel de cuisine. Plus les collaborateurs pourront se faire entendre, plus l’acceptation sera élevée plus tard.

Stephan Frech: Pouvez-vous illustrer avec quelques exemples quelles sont les améliorations concrètes qu’offre la numérisation mais aussi les domaines qui disposent encore d’un certain potentiel?

Erwin Marty: Notre monitoring dans le cadre des contrats de service technique complets offre une valeur ajoutée sensible. Lorsqu’une sonde de fuites annonce une fuite dans un lave-vaisselle le samedi après-midi dans une auberge de montagne, nous pouvons évaluer le dommage à distance, établir un procès-verbal avant de réparer le dommage le lundi. Le client économise donc beaucoup d’argent par le fait que nous ne devons pas intervenir sur place pendant le week-end.

Reto Hürlimann: Dans le service, la valeur ajoutée est très évidente – si le client est connecté, nos collaborateurs ou partenaires du service technique accèdent à son système depuis le bureau et nʼenvoient des techniciens que si cela est nécessaire, avec le matériel nécessaire qui plus est. Les outils numériques peuvent toutefois également contribuer à ce que des collaborateurs moins qualifiés se chargent d’activités génératrices d’une plus grande valeur ajoutée, par exemple le contrôle de qualité lors de la réception de marchandises.

Michele Zorzi: Dans le cas des produits consommables, la numérisation offre également des avantages: un filtre pourra ainsi être échangé au bon moment, ni trop tôt, ni trop tard.

Bruno Ulrich: Un EMS a déplacé la distribution des repas de la salle à manger dans les étages afin que personne ne doive manger seul. Dans le cadre de ce changement, l’établissement a introduit le nettoyage et le contrôle de température numériques afin de pouvoir garantir que les repas soient servis avec une qualité optimale sur les assiettes. Résultat: le gaspillage alimentaire a pu être réduit de 21,7 grammes à 2,8 grammes par jour et par résident, un résultat assez impressionnant.

Stephan Frech: Pour conclure peu à peu ce débat, où nous mène cette évolution au cours de ces cinq prochaines années?

Oliver Mosimann: L’IA représentera un thème important mais impliquera également une mise sous tutelle croissante. Un exemple: le lave-vaisselle s’éteint automatiquement à 22 heures parce qu’il y a longtemps que le système d’encaissement a enregistré que le décompte de la dernière table a été établi etc. Les fournisseurs de systèmes d’encaissement deviennent donc des acteurs importants.

Jasmina Mujalo: L’IA influencera également le développement de produits lorsque les données d’utilisation et les messages d’erreur émis par des appareils seront directement pris en compte lors du développement de nouveaux produits. Le Metaverse pourrait devenir déterminant pour les meetings et les entretiens à mener avec les clients alors que des «Minimal Viable Products» pourraient être une réponse à l’évolution technologique très rapide. Il s’agit donc d’obtenir un feed-back auprès des clients pour la version la plus simple d’un nouveau produit sans avoir déjà investi beaucoup de temps et d’argent dans le développement.

Julien Paris: Nous sommes en train de travailler à mesurer la qualité de l’huile avec lʼIoT (Internet of Things) afin que le cuisinier sache à quel moment il doit changer l’huile, ni trop tôt, ni trop tard. Cela permet d’économiser de l’argent. En sa qualité d’acteur international, le Metaverse pourrait devenir important en matière de conseil et de formation de nos clients en Europe et aux USA.

Reto Hürlimann: Pour Rational, l’extension des compétences numériques est très importante. Le postulat est d’atteindre encore plus de simplifications en cuisine et de proposer des solutions face aux problèmes des coûts croissants de l’énergie et de la pénurie de main-d’œuvre spécialisée. Puis, nous continuerons à développer notre système de manière à intégrer des interfaces API aux systèmes de gestion des stocks de marchandises. Nous commercialiserons un système de gestion de ressources énergétiques basé sur l’IA et ferons passer le service technique au degré supérieur.

David Lusti: L’évolution se poursuit à très grande vitesse. Les appareils communiqueront de plus en plus entre eux, ce qui facilite notre travail, et l’IA nous permettra de franchir la prochaine grande étape.

Bruno Ulrich: Nous poursuivons deux stratégies en parallèle – des codes QR sur les bacs GN permettent la déclaration des données de préparation et d’allergènes sur le bac. Par ailleurs, nous sommes en train de mettre au point un système permettant de mesurer la température des aliments à l’aide de l’IA sans pour autant devoir intervenir sur le produit. Conclusion: à l’avenir, plus rien ne fonctionnera sans IA.

Stephan Frech: Quelle belle conclusion! Je vous remercie très cordialement de cette discussion très animée. Ces multiples idées et recommandations pratiques ont permis de bien éclairer les différentes dimensions de la numérisation, de présenter la large palette de possibilités d’application tout en soulignant que nous ne sommes en fait qu’au début de l’évolution numérique.


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